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Simone de Beauvoir :

Icône de pop culture

Écrivaine, philosophe, intellectuelle, féministe… Simone de Beauvoir ne cesse de nous surprendre par l'étendue de ses engagements. Il n'est pas facile d’imaginer la vie riche et complexe d’une femme comme elle.

Ses propos, ses habitudes, et même ses choix vestimentaires sont si profondément ancrés dans la culture féministe que nous oublions parfois leurs origines.

Alors, quel meilleur moyen de rendre femmage à cette figure extraordinaire que de plonger dans sa vie fascinante sous le prisme de la culture populaire ?  

Le Deuxième Sexe, un ouvrage fondamental de la pensée féministe

Nous sommes en 1946. Simone de Beauvoir, qui a alors trente-huit ans, se pose une question fondamentale : qu'est-ce que cela a signifié pour moi d'être femme ? La réponse est loin d’être simple mais pendant 14 mois, elle écrit Le Deuxième Sexe, un essai philosophique et féministe qui répond à cette question. Simone de Beauvoir se revèle ainsi grande théoricienne du Mouvement de Libération des Femmes (MLF).

Des extraits du livre sont publiés de mai à juillet 1948 dans la revue Les Temps Modernes, fondée en 1945 par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.

Dans ce texte magistral, Beauvoir développe l’une des perspectives les plus influentes qui cherche non pas à essentialiser le genre à travers les différences biologiques, mais à examiner comment l'infériorité présumée des femmes est le produit d'une construction sociale, et donc peut être défaite.

Selon elle, l'homme est considéré comme l'absolu et la femme comme un être relatif. La femme est « l’Autre », la négation, celle à qui il manque quelque chose. Tout au long de l'histoire, les femmes ont été reléguées à une sphère d' “immanence”, et à l'acceptation passive des rôles qui leur sont assignés par la société.

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Le premier tome de l'ouvrage Le Deuxième Sexe

Son essai n’est pas un simple constat sur la situation des femmes après la Seconde Guerre mondiale mais une œuvre à teneur philosophique, riche de références littéraires, historiques, sociologiques, biologiques et médicales. Elle appelle dans ce livre à la libéralisation de la contraception et du recours à l'avortement, réhabilite le lesbiannisme, souligne la violence des relations femmes-hommes et dissipe les mythes de l'instinct maternel, de la féminité et de la maternité.

 

“Quand je pense à l'effet du Deuxième sexe sur moi, c'est l'image mythique du fruit de l'arbre de la connaissance mangé par Eve qui s'impose à moi : la clarté aveuglante d'un désenchantement du monde, la lumière libératrice de la connaissance."

– Annie Ernaux, écrivaine

 

Les critiques les plus virulentes de son livre viennent de la droite traditionaliste. Le Vatican le met à l'index des livres interdits. Les communistes lui reprochent une vision individualiste et bourgeoise. Cependant, le livre est une immense réussite : le Deuxième Sexe révolutionne les droits des femmes dans le monde et inspire la deuxième vague féministe moderne qui lutte contre la répartition des rôles et la domination masculine, s'attaquant aux sphères de la famille, de la procréation et de la sexualité.

Claudine Monteil, historienne et marraine de Feminists in the City qui a été très proche de Simone de Beauvoir et a milité pendant 16 ans à ses côtés nous dit de son héritage, “Le premier devoir des femmes pour devenir indépendante, c’est l’indépendance économique. On ne peut pas parler indépendance sans indépendance économique. C’est le premier objectif que rappelait Simone de Beauvoir. Elle doit se protéger, se construire, et se dépasser. C’est pour ça qu’elle a dénoncé les conditions des ouvrières, les métiers durs dans lesquels on ne peut pas se dépasser. La maternité est un choix, pas une obligation. L’accès aux droits sexuels et reproductifs est donc une priorité pour Simone de Beauvoir.”

La dénonciation du male gaze avant l’invention de la théorie du male gaze

Simone de Beauvoir est une fervente cinéphile et le fait savoir dans ses critiques incisives de la société. Pendant l'âge d'or du cinéma, elle écrit souvent sur le sujet, établissant des comparaisons entre le cinéma américain et le cinéma français. Cela se retrouve également dans sa volonté d'écrire sur la place des femmes dans la société française, place qu'elle compare souvent au "modèle" américain.

Si elle est dérangée par les représentations clichées des femmes à l'écran, Beauvoir se sert également de ces clichés pour révéler les stéréotypes culturels oppressifs et genrés qui constitueront la base du Deuxième Sexe.

Dans son essai Brigitte Bardot et le syndrome de Lolita publié en 1959, Beauvoir propose même un modèle d'analyse cinématographique féministe qui s'apparente au male gaze théorisé par Laura Mulvey dans son essai révolutionnaire Visual Pleasure and Narrative Cinema en 1975. Beauvoir constate que la vie des femmes sur le celluloïd est souvent réduite à des intrigues érotiques.

Qui sont donc, à ses yeux, les personnages féministes qui brisent ces barrières ?

Simone de Beauvoir admire les actrices qui défient les clichés, comme Anna Magnani dans Rome, Ville Ouverte (Roberto Rossellini, 1945). « Je ne connais pas de plus belle figure de femme que celle que la Magnani a portée au cinéma : d’autant plus humaine qu’elle est plus animale, d’autant plus libre qu’elle est plus généreusement donnée, luttant aux côtés de l’homme qu’elle aime, vivant pour lui, comme lui pour elle, et ensemble pour autre chose qu’eux-mêmes, » écrit-elle.

Anna Magnani dans une scène du film Rome, Ville Ouverte (1945)

Anna Magnani dans une scène du film Rome, Ville Ouverte (1945)

Simone de Beauvoir est également admirative de l'irrévérence de Brigitte Bardot, qui, selon elle, perturbe la vision masculine traditionnelle des femmes en tant qu'objets complaisants. Brigitte Bardot jouait constamment avec l'homme en tant qu'objet et remettait ainsi en question la façon dont les femmes étaient traitées à l'écran. Elle apprécie aussi Mae West, l’actrice et chanteuse américaine connue pour son indépendance sexuelle et ses dialogues osés qui lui ont souvent valu des ennuis avec la censure.

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Actrice, chanteuse et scénariste Mae West

Claudine Monteil se souvient qu'elle admirait également des figures féministes comme Virginia Woolf et Irène Joliot-Curie, ou encore des figures historiques comme Louise Michel et Christine de Pizan– même si elles n’avaient pas la même notion de la liberté.

Pratiquer du sport ou s’habiller de sa propre façon : chaque geste est féministe

Issue d'une famille bourgeoise, Simone de Beauvoir ne découvre le plaisir de la randonnée qu'après son arrivée à Marseille en 1929. Très vite, elle devient une passionnée ardente et chaque jeudi, chaque dimanche, elle part à l'aube et rentre à la nuit. Il était rare pour une femme de faire de la randonnée seule dans les années 1930. Simone de Beauvoir défie ainsi toutes les règles et choisit de faire preuve d'originalité avec ses incontournables : « une vieille robe, des espadrilles, avec dans un cabas quelques bananes et des brioches ».

Notant son côté rebelle, Yan Hamel, historien et écrivain du livre En randonnée avec Simone de Beauvoir (2020) remarque que « Beauvoir a pu mépriser les lois non écrites de la société patriarcale, et affronter la punition qui lui était réservée par la sauvagerie masculine, afin que le monde devienne sien. »

 

« Par mon vagabondage nonchalant, je donnais une vérité à mon grand délire optimiste ; je goûtais le bonheur des dieux ; j'étais moi-même le créateur des cadeaux qui me comblaient. »

- Simone de Beauvoir, La force de l'âge (1960)

 

Bien que Simone de Beauvoir n'ait jamais été une fashionista engagée, son turban iconique est devenu indissociable d'elle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Simone de Beauvoir, comme les autres femmes, ne pouvait pas se laver les cheveux aussi fréquemment qu’elle le voulait et a donc eu recours au turban pour masquer ses cheveux. Cela lui convenait car, comme beaucoup d'entre nous, elle détestait consacrer trop d'énergie à son apparence. Elle pensait que cela lui évitait bien des questions inutiles devant le miroir chaque matin.

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Simone de Beauvoir portant son turban iconique

Qu'il s'agisse de son « vagabondage nonchalant » ou de son turban et de ses robes en tweed, une chose est sûre : les convictions féministes de Simone de Beauvoir l'ont poussée à se réapproprier son corps pour son propre plaisir plutôt qu'au service du patriarcat à une époque où cela était impensable.

Un héritage qui transcende les écoles de pensée féministe et les frontières françaises

Au fil des années, l'influence de Simone de Beauvoir ne s’est pas démentie. Ses théories et ses analyses ont résisté à l'épreuve du temps et ont été réinterprétées au fur et à mesure de l'évolution de la pensée féministe. Ses idées ont profondément influencé de nombreuses féministes de la deuxième vague aux États-Unis, notamment Kate Millett, Germaine Greer et Judith Butler.

Donna Haraway, pionnière du cyberféminisme, admet que, « malgré d'importantes différences, toutes les significations féministes modernes du genre trouvent leur origine dans l'affirmation de Simone de Beauvoir selon laquelle "on ne naît pas femme [on le devient]." »

Cette citation de Simone de Beauvoir n'a pas perdu de son éclat, notamment dans le monde du militantisme trans, où elle a été réappropriée pour renforcer le point de vue selon lequel les femmes trans sont des femmes parce que le genre est une construction sociale et non biologique.

Si vous avez assisté à une manifestation féministe, vous avez peut-être vu des pancartes portant l'inscription « On ne naît pas femme mais on en meurt. » Cette reprise des mots de Simone de Beauvoir attire l'attention sur le continuum de la violence à l'égard des femmes et les féminicides qui en résulte. Comme quoi ses principes sont encore bien vivants parmi nous aujourd'hui.

L'un des vestiges les plus importants de son héritage féministe a été sa transmission à nous, ses filles et petites-filles. C’est maintenant à nous de suivre ses traces et de nous consacrer pleinement à la lutte féministe. Comme elle l'a dit à Claudine Monteil, notre marraine, en 1974 « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. »

Pour finir, Simone de Beauvoir est connue comme une figure féministe, mais peu de gens connaissent son engagement en faveur de la décolonisation pendant la guerre d'Algérie, ainsi que ses contributions à la lutte contre l'âgisme. Son livre, Une mort très douce, sur la mort de sa mère, est un journal intime qui évoque la relation mère-fille, le corps féminin médicalisé, et nous laisse avec de profondes réflexions sur le vieillissement : "Etre vieux et être pauvre, c'est la même chose".

 

Références:

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Entretien avec Claudine Monteil, 27 juin 2024.

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Monteil, C. (2009). Simone de Beauvoir - Modernite et Engagement. Editions l'Harmattan. 

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Whitmore, G. (2020) 'Observer picture archive: My clothes and I, by Simone de Beauvoir, 20 March 1960,' The Guardian, 26 March. https://www.theguardian.com/theobserver/2019/mar/17/observer-archive-my-clothes-and-i-by-simone-de-beauvoir-20-march-1960.