"Le corps, le plaisir et le travail sexuel sont des outils politiques dont on doit s’emparer"
C'est en ces termes que s'exprime Virginie Despentes (1), autrice du célèbre essai King Kong théorie et grande figure française du féminisme pro-sexe. Le nom de ce mouvement est évoqué pour la première fois par l’américaine Ellen Willis, journaliste et activiste féministe, dans son essai Lust Horizons : Is the Women’s Movement Pro-sex ? publié en 1981. Mais quelles sont les idées mises en évidence par le féminisme pro-sexe et comment influence-t-il le milieu féministe aujourd’hui ? Que dit le féminisme pro-sexe sur la libération sexuelle des femmes dans nos sociétés actuelles? Feminists in the City revient sur l’émergence d’un mouvement qui a marqué durablement la Troisième Vague féministe.
Histoire d’un mouvement
Lorsqu’on parle de féminisme pro-sexe, on évoque en premier lieu le mouvement féministe né aux État-Unis dans les années 1980, en réponse aux militantes dites « abolitionnistes » de la Deuxième Vague féministe. Alors que ces dernières condamnent la prostitution et la pornographie - qu’elles voient comme des outils de domination du corps des femmes par les hommes hétérosexuels - et demandent leur suppression, les féministes pro-sexe apportent une vision radicalement différente de la sexualité des femmes. Nombre d’entre-elles publient des textes prônant une libération sexuelle qui serait l’héritière directe des révolutions des années 1960 – 1970, à l’image d’Ellen Willis dans son essai Lust Horizons : Is the Women’s Movement Pro-sex ? de 1981. Ce désaccord entre les mouvements donne lieu à des conflits regroupés sous le nom de « Feminist sex wars » qui creusent l’écart entre les féministes « abolitionnistes » et cette nouvelle génération d’activistes pro-sexe considérées comme appartenant à la Troisième Vague féministe.
Bien que le féminisme pro-sexe mette plus de temps à s’installer en France, il est représenté depuis le début du XXIème siècle par de nombreuses figures comme Virginie Despentes, mais également la réalisatrice, journaliste et ancienne actrice X Ovidie ou Viviane Morey, journaliste suisse et cofondatrice du festival pluridisciplinaire La Fête du Slip.
Des valeurs inspirées du mouvement sex-positif
Le féminisme pro-sexe considère la sexualité comme un enjeu essentiel du combat pour l’égalité entre les genres et pour les droits des femmes. En plaçant ce domaine de réflexion au centre de leur discours, les militantes de ce mouvement réaffirment son rôle politique dans une société régit par le patriarcat et mettent en lumière l’influence qu’il peut avoir sur les autres thèmes gravitant autour.
Pour les féministes pro-sexe, la sexualité, comme la société, est organisée autour de stéréotypes de genre qu’il convient de déconstruire pour accéder à une véritable libération sexuelle. Soulever les tabous, mettre à mal les préjugés, abroger les discriminations, conduirait ainsi les femmes à se ré-approprier leur corps et à assumer librement leurs différents désirs et leurs pratiques sexuelles sans être jugées. La sexualité ne serait plus normée et rythmée uniquement par le système phallocentré du désir masculin et de la soumission des femmes à ce dernier. Elles ne répondraient plus aux injonctions sexistes paradoxales poussant à la performance et la quête de l’orgasme masculin obligatoire, tout en étant confrontées au slut-shaming, qui stigmatise les femmes sexuellement actives. L’émergence de ce mouvement a donc mis en exergue différents questionnements sur la connaissance des femmes de leur propre corps ou de leurs désirs. L’éducation sexuelle mais aussi sur la charge sexuelle sont ainsi mis en avant.
Ces idées sont reliées au mouvement sex-positif apparu dans les années 1960. Celui-ci reconnait sans hiérarchisation morale toutes les activités sexuelles comme saines, à partir du moment où elles sont consenties et encourage chaque personne à explorer sa sexualité en fonction de ses préférences personnelles, sans distinction d’identité ou d’expression de genre, d’orientation sexuelle, de type de relation.
Une grande importance est également accordée à la relation des femmes à leur corps. Le mouvement pro-sexe réfute l’idée d’une féminité unique qui soit consensuelle et qui impose alors des normes collectives de beauté. L’acceptation de la diversité des corps prônée par ce mouvement va à l’encontre d’une perfection physique inatteignable et stigmatisante et se rapproche parfois du mouvement body positive.
Néanmoins, le féminisme pro-sexe s’inscrit dans plusieurs débats qui font polémique et entrainent des divergences d’opinions au sein même du milieu féministe
Le discours féministe pro-sexe sur le travail du sexe
Les autres enjeux pour lesquels militent les féministes pro-sexe sont liés à ce qu'elles nomment le travail du sexe. Ce terme désigne l’ensemble des professions proposant des prestations sexuelles rendues en l’échange d’une monétisation et regroupe donc plusieurs activités à l’image de la prostitution et de la pornographie. Dans les deux cas, il s’agit pour le féminisme pro-sexe de donner l’opportunité aux femmes de se ré-approprier politiquement, économiquement et socialement ces domaines d’activité qui participent à leur libération sexuelle tout en brisant les tabous.
La pornographie est historiquement l’un des premiers combats ayant contribué à l’émergence du mouvement féministe pro-sexe. En effet, alors que plusieurs militantes américaines anti-pornographie telles que Catherine MacKinnon et Andrea Dworkin se sont fortement opposées durant les « Feminist Sex wars » à la pornographie en demandant son abolition, d’autres voix se sont élevées. Considérant les arguments des activistes anti-pornographie comme renforçant la répression de la sexualité féminine, elles mettent en avant la nécessité pour les femmes d’investir le milieu visé. Cela leur permettrait donc de transformer plutôt que de contrer la vision phallocentrée imposée par les hommes cisgenres hétérosexuels. Cela permettrait aussi de renverser les stéréotypes de genre véhiculés par la société patriarcale qui considère le corps féminin comme un objet sexuel - elle deviendrait sujet. La pornographie pourrait ainsi devenir un outil d’émancipation sexuelle comme le souligne Annie Sprinkle, une militante féministe pro-sexe américaine, ancienne actrice X devenue réalisatrice et artiste, lorsqu’elle affirme que « la meilleure réponse au mauvais porno n’est pas d’interdire le porno mais de faire un meilleur porno » (2).
L'échange de services sexuels rémunérés prend également une part importante dans les revendications du mouvement féministe pro-sexe. Déplorant encore une fois le discours abolitionniste qui, selon ielles, tend à enfermer systématiquement les travailleurs.euses du sexe dans un statut de victime, les militantes féministes pro-sexe lui préfèrent une vision moins réductrice. Sans nier la situation subie par certaines prostituées, elles estiment que cette dernière est surtout due à un manque de cadre légal qui plonge trop souvent ces femmes dans la précarité et l’insécurité.
Elles luttent donc pour la reconnaissance juridique sociale et culturelle de la prostitution, qui permettrait de protéger les travailleurs.euses et de leur laisser la possibilité de disposer de leur corps comme elles le souhaitent, dans de bonnes conditions. Ces dernières années, plusieurs initiatives ont vu le jour à l’image de la Déclaration des droits des travailleurs.euses du sexe en Europe, rédigé pendant la Conférence Européenne du Travail Sexuel, des Droits de l’Homme, du Travail et de l’Immigration de 2005. Celle-ci a pour vocation de rappeler aux États européens les droits humains et du travail qui doivent pouvoir être garantis aux travailleurs.euses du sexe en leur proposant différentes mesures assurant leur application. En France, la loi de 2016 visant à pénaliser les clients de la prostitution, et non plus les travailleurs.euses du sexe, constitue un changement considérable tout en suscitant de nombreux avis contradictoires.
Le mouvement féministe pro-sexe, dans la continuité des révolutions sexuelles des années 1960 – 1970 aux États-Unis, ouvre la voie à un changement de regard sur la sexualité féminine et le travail sexuel, encore trop souvent considérés comme tabou. En amorçant le travail politique mais surtout social et culturel qui doit se mener pour arriver à briser la censure autour de ces questions, le mouvement féministe pro-sexe a réussi à débuter une libération du corps, des désirs et des pratiques sexuelles des femmes. Parce que lutter pour l’égalité entre les genres passe définitivement par l’accès au plaisir sexuel pour tou.te.s.
(1) VIRGINIE DESPENTES. Mutantes (Féminisme Porno Punk). 2009
(2) ANNIE SPRINKLE. Hardcore from the Heart. 2001
Pour aller plus loin :
Vidéo :
- ELVIRE DUVELLE-CHARLES ET SARAH CONSTANTIN (pour France.tv). Clit Revolution. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=W9yg7rrfgao
Podcast :
- CHARLOTTE BIENAIME. « Sexualité des femmes, la révolution du plaisir » in Un podcast à soi. 5 juin 2019
Articles :
- LOULOU D’ARABELLA. « Le porno peut-il être féministe » in Feminists in the City. 9 juin 2019. Disponible sur : https://www.feministsinthecity.com/blog/le-porno-peut-il-etre-feministe
- SONIA DEVAUX. « Qu’est-ce que le sexe sexiste » in Feminists in the City. 10 avril 2019. Disponible sur : https://www.feministsinthecity.com/blog/qu-est-ce-que-le-sexe-sexiste