Avec l’éclosion des Gender Studies et des Feminist Studies, d’abord aux États-Unis dans les années 1960, puis en Europe, le sujet des femmes et de l’art a rapidement créé de nombreuses problématiques. Comment en effet interpréter le décalage entre l’omniprésence des corps – souvent dénudés – des femmes dans les collections de tous les plus grands musées du monde, et l’absence presque totale de leurs noms sur les cartels de ces mêmes collections ?
Les femmes n’ont-elles pas été des artistes ou n’en ont-elles pas eu la possibilité ? Ce sont les questions qu’aborde l’historienne de l’art Linda Nochlin dans son article au titre célèbre : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » (1971). S’interroger sur la place des femmes au sein de la sphère artistique revient finalement à réfléchir au rôle de la moitié de l'humanité dans ce domaine.
Modèle ? Artiste ? Commanditaire ? Quelle a été leur fonction face à la création artistique et comment celle-ci continue-t-elle de se diversifier ? En suivant le cours de l’histoire et celui de l’histoire de l’art de l’Antiquité à nos jours, il est possible de répondre à ces questions à travers trois prismes principaux : celui de la femme en tant que modèle, celui de la femme artiste, et celui de la femme commanditaire – la première rupture semblant s’opérer au cours du XVIIe siècle en Europe, et la seconde au début du XIXe siècle.
L' Antiquité, une période marquée par la représentation du corps féminin
Avec les connaissances actuelles que nous avons de l’Histoire de l’Art européen, la longue période de l’Antiquité au XVIe siècle semble marquée par l’omniprésence de la représentation du corps féminin. En effet, modèle privilégié des artistes, le corps féminin se fait le support de développements théoriques, tant religieux que profanes.
Dès l’Antiquité, l’exemple de l'Aphrodite de Cnide (copie romaine d’après un original du IVe siècle av. J.-C., marbre, Rome, musées capitolins) est éclairant, dans le sens où la sculpture, devant représenter la déesse de l’Amour et de la Beauté, est jugée trop réaliste et sensuelle par le temple qui l’avait commandée. Elle fait ainsi la célébrité de Cnide, qui décide de l’acquérir et de la placer au centre du tholos de son temple, la rendant ainsi visible de tous les côtés.
Associer la beauté du corps féminin au divin est, plusieurs siècles plus tard, le mot d’ordre des Néoplatoniciens. À la fin du XVe siècle et au XVIe siècle, dans l’entourage de la famille florentine des Médicis, ils mènent une réflexion sur la contemplation du corps féminin comme accès privilégié de l’âme à la sphère céleste. Sandro Botticelli devient le représentant de ces idées et met en scène Vénus terrestre et Vénus céleste, respectivement au centre de ses œuvres Le Printemps (1482, huile sur bois, Florence, galerie des Offices) et La Naissance de Vénus (1485, idem). C’est Simonetta Vespucci, alors célèbre pour sa beauté et aimée de Julien et Laurent de Médicis, qui sert de modèle aux Vénus tant charnelles que divines de Botticelli. C’est aussi le temps d’innombrables Vénus alanguies (Giorgione, Vénus endormie, 1510, Dresde) au sein desquelles le corps nu féminin devient le sujet principal de la peinture.
Face à la profusion de représentation du corps féminin dans cette période, il n’existe que peu de données sur le rôle des femmes en tant qu’artistes. Quand, à Athènes, les femmes possèdent le même statut de « non citoyen » que les esclaves et les métèques, les femmes du Moyen Âge semblent tout aussi absentes de la scène artistique. Il faut cependant citer les femmes anonymes qui, de leur sphère domestique, ont pu participer à l’activité artisanale de leur temps ou encore les moniales qui, au sein des scriptoriae, réalisaient, à l’égal des moines, des travaux d’enluminure.
En 1996, une étude a été menée par Le Roy McDermott sur les figures anthropomorphes préhistoriques et leur interprétation ("Self-Representation in Upper Paleolithic Female Figurines" in Current Anthropology). Longtemps considérées comme des énièmes représentations de femmes en tant que déesses de la fertilité – interprétation peut-être induite par le caractère masculin du regard qui a été porté sur elles à leur découverte – cette étude permet de les observer sous un autre angle. En effet, vues depuis le dessus, elles pourraient en fait être la représentation de la perception que les femmes avaient de leur propre corps, notamment lorsqu’elles étaient enceintes, amplifiant ainsi la taille de leur poitrine et de leur ventre par l’effet d’optique, et réduisant celle de leurs têtes et de leurs jambes. Cette hypothèse permet de modifier le regard de l’historien ou de l’historienne de l’art sur ces artéfacts et ferait des femmes préhistoriques des artistes également.
Les femmes soutiennent la création artistique à la Renaissance
Concernant les femmes qui ont soutenu la création artistique dans cette période, les noms les plus connus appartiennent aux derniers siècles du Moyen Âge et à la Renaissance . Toujours des femmes aux statuts sociaux élevés et à la situation financière établie, elles mettent leur richesse au service de l’art et de leur rayonnement politique personnel. Parmi elles, il faut notamment citer Isabelle d’Este en Italie, dont le studiolo attire de nombreux artistes, notamment Andrea Mantegna, le Pérugin ou le Corrège.
En France, il semble que le XVe siècle, et notamment le XVIe siècle, soient particulièrement féconds pour ce qui concerne les femmes commanditaires. Catherine de Médicis tient le haut du pavé de cette catégorie et, outre la fonction politique importante qu’elle occupe, son activité de mécène auprès de nombreux artistes et architectes dote l’Île-de-France de multiples édifices et œuvres d’art. Elle commande notamment la rotonde des Valois, annexe de la basilique Saint-Denis, et le tombeau de son époux défunt, Henri II, et d’elle-même à Germain Pilon et Ponce Jacquiot (1560 – 1573, marbre et bronze, Saint-Denis, basilique), ainsi que le monument funéraire d’un de ses fils François II (marbre, Saint-Denis, basilique).
Les femmes s'imposent dans les milieux artistiques à partir du XVIIe siècle
Au XVIIe siècle, un changement de paradigme semble s’opérer. L’entrée des premières femmes au sein d’académies formant aux beaux-arts marque ainsi un tournant. Tout d’abord, pour ce qui concerne les femmes en tant que modèles au XVIIe et XVIIIe siècles, il semble qu’elles soient notamment représentées par des allégories. En sculpture ou en peinture, les femmes habitent les corps des vertus théologales, cardinales, personnifient la France, la Victoire, la Renommée, la Religion, auprès d’un roi de France tout-puissant. Dans l’Iconologie de Cesare Ripa (1593), les allégories sont en effet féminines. Dans les jardins de Versailles, elles sont les heures du jour et de la nuit, les humeurs, les saisons. Citons par exemple L’Aurore descendant de son char de Philippe Magnier (vers 1690, marbre, Versailles, musée national du château de Versailles ; fondue en bronze par Balthazar Keller, Paris, musée du Louvre). Le canon est idéalisé, le visage est uniformisé : les allégories féminines participent d’un discours à la gloire d’un roi et de son palais qui se veut une « nouvelle Rome ».
Les femmes réelles commencent quant à elles à accéder aux institutions artistiques nécessaires à leur formation. C’est ainsi qu’au tournant du XVIIe siècle, l’artiste Elisabetta Sirani – peintre présumée du Portrait de Beatrice Cenci précédemment attribué à Guido Reni (1599, huile sur toile, Rome, palais Barberini) – crée à Bologne une Académie des Beaux-Arts réservée aux femmes. En France, à la toute fin du XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe siècle, quelques femmes, triées sur le volet, entrent à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture malgré les revendications de certains de leurs homologues masculins. La plus célèbre des artistes femmes de l’Ancien Régime, est sans doute Elisabeth Vigée-Le Brun, dont la carrière auprès de Marie-Antoinette en tant que portraitiste officielle fait figure d’exception.
Cet accès restreint à la formation l’est encore davantage par l’accès limité voire interdit à certains pans de cette formation. Les séances de dessin d’après le nu – masculin comme féminin – étant alors considérées comme inconvenantes pour des femmes, les connaissances acquises ne sont pas les mêmes que leurs homologues masculins, et ne permettent pas aux femmes de la période de se former à la peinture d’histoire. Elles sont ainsi inévitablement cloisonnées à des genres considérés comme inférieurs, tels que la nature morte.
Parmi les grands commanditaires des XVIIe siècle et XVIIIe siècle en Europe, Madame du Barry met, à Versailles, son goût pour le luxe et sa fortune au service de marchands-merciers parisiens pour meubler ses appartements. Christine de Suède, souvent connue simplement pour son refus de se marier, devient surtout une amatrice d’art avertie en Suède puis à Rome, créant une immense collection d’art rapidement célèbre.
Au XIXe siècle, les femmes s'illustrent en tant qu'artistes
Le XIXe siècle s’ouvre, en France, avec la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, publiée en 1791 par Olympe de Gouges, afin de dénoncer la mise de côté des femmes dans les nouveaux idéaux révolutionnaires. En tant que modèles, les femmes continuent d’incarner la Révolution, la Liberté (Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, Paris, musée du Louvre) ou le désir masculin. Le corps nu choque dans la société puritaine du XIXe siècle, et l’Olympia d’Édouard Manet (huile sur toile, Paris, musée d’Orsay) crée au Salon de 1863 un scandale retentissant.
Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, Paris © Musée d’Orsay
Le sexe féminin lui-même devient le sujet de la peinture de manière inédite. Le commanditaire de l'Origine du monde (Gustave Courbet, 1866, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay) dissimule l'oeuvre derrière un rideau afin d'en cloisonner l'accès à sa délectation privée. La visite de Feminists in the City au Musée d'Orsay permet de découvrir ces tableaux et de les appréhender à travers le prisme du féminisme.
En tant qu’artistes, les femmes se font de plus en plus entendre et de grandes figures éclosent. Camille Claudel, Rosa Bonheur, Marie Bashkirtseff deviennent, parmi d'autres, les ambassadrices d’une pratique artistique nouvelle dans laquelle leur vie ou leur personnalité particulières leur permettent de se faire une place. Pourtant, les problématiques d’accès à la formation et de reconnaissance restent nombreuses. Comme le développe Virginia Woolf dans Une Chambre à soi (1929), il apparaît que le confinement forcé des femmes à la sphère domestique – et donc l’impossibilité de disposer d’un espace pour pratiquer leur art – soit un des facteurs handicapant le développement d’une carrière.
Par exemple, Dominique Bona pose la question de l’atelier de Berthe Morisot : la pratique de la peinture dans son salon la contraint à régulièrement ranger et cacher son matériel dès l’arrivée de personnes, l’empêchant ainsi d’avoir une activité continue et dédiée à son art. Elle devient tout de même une des figures principales du mouvement impressionniste. L’exposition Women House, présentée à la Monnaie de Paris en 2017, pose la problématique de la femme dans l’espace de la maison.
Redonner une place aux femmes dans l'histoire de l'art au XXe siècle
Chez les femmes commanditaires, le XXe siècle est notamment marqué par la figure de Peggy Guggenheim, dont la collection d’art est l’une des plus riches du monde. Liée d’amitié avec de célèbres hommes artistes tels que Marcel Duchamp, elle se fait la mécène privilégiée de l’art abstrait. Figure également féministe, elle marque l’histoire de l’art et l’histoire des collections de la relation spécifique qu’elle entretient avec le monde des artistes qui lui sont contemporains.
Cette tentative de panorama de la place des femmes face à l’art et dans la création artistique fait surgir de fortes inégalités, que de nombreux mouvements ont aujourd’hui à cœur de combattre. Ainsi, alors que les Guerrilla Girls choisissent d’exposer des affiches-choc dans l’espace public, l’association AWARE répertorie année après année de nombreux noms de femmes artistes du XXe siècle encore inconnues du public. Certains musées prônent la parité dans l’accrochage de leurs collections permanentes, tandis que des expositions entièrement consacrées aux femmes artistes sont décriées et accusées de former de nouveaux « ghettos », astreignant ainsi les femmes à des catégories, à des moments ponctuels de la programmation culturelle. Astreindre le travail des femmes artistes à une catégorie, celle correspondant à leur genre, peut en effet devenir un écueil auquel il faut rester vigilant·e.
Mais n’est-ce pas également ainsi que les connaissances se multiplient ? C’est le pari que font des initiatives telles que Feminists in the City, en proposant des visites de lieux culturels publics parisiens, de musées, ainsi que des webminars, à travers le prisme de figures féminines de l’histoire, de l’art, de la littérature ou de la politique, l’objectif général demeurant celui de se diriger vers une version toujours plus enrichie de l’histoire de l’art.