Nous ne pouvons pas revisiter l’art féministe sans parler de l’œuvre de Judy Chicago, artiste pionnière qui, à travers le développement de programmes d’art féministe et de son travail avec les jeunes créatrices, initia un mouvement clé pour l’histoire de l’art contemporain[i].
Judy Chicago encourageait les étudiantes à intégrer dans leurs œuvres leurs expériences personnelles. Elle les faisait réfléchir à ce qu'elles avaient vécu en tant que femme pour ensuite traduire leurs ressentis sous un format artistique, le but étant aussi celui d’intégrer le politique dans ces productions. Elle intégra complétement le mantra du féminisme des années 70 : "le privé est politique"
En 1970, Judy Chicago fonda le premier programme éducatif d’art féministe, à la California State University. Dans ce cadre, l’artiste collabora avec ses étudiantes pour développer des représentations autour des organes sexuels féminins, dans le but de les théoriser comme images centrales de la pratique féministe. Ces images sont ensuite devenues symboles de fierté de leur identité de Femme.
Le projet Womanhouse : un endroit à soi
Un an plus tard, Chicago déménage pour mettre en place, aux côtés de Miriam Schapiro, le même programme à l’Institut d’Art de Californie. Ce fut à l’intérieur de cette institution qu’une œuvre emblématique pour le mouvement se développa : Womenhouse. Il s’agit d’une maison abandonnée, cédée par la ville de Los Angeles, utilisée par Chicago, Schapiro et leurs étudiantes. Les artistes intervenantes créèrent des installations propres à chaque pièce avec l’objectif d’explorer, d’analyser et de critiquer l’idéal féminin né dans l’après-guerre. Chaque œuvre étudiait les tâches ou rôles culturels assignés à la femme au sein de la maison. Womenhouse fut une première œuvre collaborative qui challengeait les notions établies à l’époque. La pièce reste très parlante aujourd’hui : une femme qui trouve son endroit idéal parmi les rangements, les draps et la cuisine, une femme qui doit cacher son cycle menstruel, etc.
Finalement, en 1972, Chicago quitte l’Institut d’Art pour établir le premier atelier d’art féministe avec Sheila Levrant de Belleville et Arlene Raven. Nous pouvons voir que Judy Chicago centrait son travail sur la discussion et sur l’échange. Le collaboratif était central pour elle, d’où le fait que sa pièce Diner Party soit considérée comme une œuvre clé (même si polémique) du féminisme. Pour Chicago, l’art féministe devait revendiquer l’histoire et la fierté des femmes, présenter une production spécifique liée au vécu, et être le fruit d'un travail collaboratif.
C’est ainsi que nous arrivons à une autre œuvre importante de sa production artistique : Female Rejection Drawing (1975). Nous avons vu qu’elle souhaitait promouvoir des productions et représentations spécifiques à la femme, et que, pour le faire, elle envisageait la création de symboles de fierté. Pour cette œuvre, Chicago décida de dessiner ce qui pourrait sembler des pétales qui s’ouvrent pour laisser apparaître l’image-vagin. L’œuvre est accompagnée d’un texte écrit à la main dans lequel l’artiste exprime et dénonce les rejets que l’image-vagin et sa production artistique subissent au sein du monde de l’art et même de sa famille. À la suite de la lecture de ce texte, nous regardons donc le dessin avec d’autres yeux : Chicago présente une féminité cachée qu’elle essaye de dévoiler. Nous pouvons même considérer cette œuvre comme un manifeste : l’artiste souligne les difficultés de créer en tant que femme au même temps qu’elle défend l’image-vagin comme symbole de fierté de la féminité.
Finalement, l’œuvre emblématique de l'artiste : une œuvre qui traduit toutes ses réflexions personnelles. Il s’agit de The Dinner Party, grande installation sous la forme d’une table triangulaire composée de 39 assiettes, 13 de chaque côté. Exposée pour la première fois en 1979 au Musée d’Art de San Francisco, l’installation commémore des femmes ou déesses anciennes de l’histoire occidentale. L’image centrale du vagin est reprise dans chaque assiette. La table est posée sur une surface de porcelaine sur laquelle Chicago inscrit le nom de 999 femmes, d’où son nom « Heritage Floor ».
Chicago souhaitait traiter la question des différentes valeurs données aux différentes productions artistiques. La théorie féministe dénonçait la création, par la culture développée dans le système patriarcal, de deux catégories d’art. Un art masculin, pour tout ce qui aurait été vu comme relevant des Beaux-Arts, et un autre féminin et décoratif pour l’artisanat et la tricoterie. Pour réfléchir à ces sujets, elle intégra des dessins décoratifs inspirés de la broderie. Cela provoqua une remise en cause de tout le système de valeurs de l’histoire de l’art : le décoratif a-t-il une valeur esthétique qui permettrait de l'intégrer à l'histoire de l'art ? Est-ce que la division entre artisanat et Beaux-Arts ne devrait-elle plus être considérée pertinente dans la mesure où elle disqualifie l'une des productions ?
Une oeuvre source de questionnements et de controverses
Cependant, l’installation n’a pas été retenue par l’Histoire en raison de ces interrogations. Cette œuvre fut controversée dès sa première présentation au public. Indépendamment du grand succès de l’œuvre (elle fut exposée dans cinq autres pays), le monde de l’art et le féminisme eurent des opinions partagées. L’œuvre fut créée à partir des recherches personnelles de l’artiste : elle souhaitait découvrir si les femmes avant elle avaient dû faire face à des obstacles similaires à ceux qu’elle avait rencontrés. Nous retrouvons ici une préoccupation majeure de la première génération d’artistes et historiennes de l’art féministes (~1970s) : la reconnaissance et la récupération du travail des femmes qui avaient été marginalisées. En cohérence avec sa pratique, Chicago décida de les mettre en valeur en utilisant l’image-vagin, ce qui déclencha la première polémique. Pendant les années 1980, l’usage de formes vaginales fut vu comme réducteur et partisan des rôles sociales établis. Certaines féministes, dont Griselda Pollock, accusaient l’œuvre de célébrer l’identité féminine en termes biologiques mais supprimant tout lien avec le contexte socio-politique.
Ainsi, Gillian Perry, historienne de l’art, décide de comprendre l’œuvre dans son contexte de production. Le contexte politique changea pendant les années 1980, avec Margaret Tatcher et Ronald Reagan qui marquèrent un tournant politique. Les idéaux socialistes et féministes se virent menacés : le sentiment optimiste de la décennie précédente disparaît. Perry signale que ce fut en lien avec ce sentiment que The Dinner Party fut créée, d’où sa discordance avec les théories féministes postérieures. De même, Perry considère que, tandis que pendant les années 1960 les artistes et historiennes souhaitaient représenter la sexualité féminine, et donc réclamer en 1970 le plaisir féminin comme thématique, les années 1980 devinrent plus concernées par l’analyse critique du plaisir masculin et de la représentation des femmes dans l’art en tant que corps et donc objets-sexuels faits pour l’homme (Pollock et Parker).
Nous pouvons voir que les différents questionnements faits par le mouvement féministe déclenchent des interprétations opposées des œuvres de Judy Chicago. Cependant, sa production est ancrée dans un contexte particulier : un sentiment d’espoir, une récupération historique des actions des femmes et une réaffirmation de la fierté féminine. L’image-vagin c’est donc vu au centre des critiques et des revendications féministes.
Finalement, Judy Chicago reste une figure clé de l’art féministe : son inclusion de l’expérience personnelle au sein de la pratique, sa démarche artistique basée sur l’échange et sur la collaboration, et le développement de symboles qu’elle réalise ont laissé une trace non négligeable dans l’histoire de l’art contemporain.
[i] Les informations exposées ici sont tirées du livre Art, women, California 1950-2000 : parallels and intersections, de Diana Burgess Fuller (2002) ; et du livre Gender and art, de Gillian Perry (1999).